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Nuit de noce

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Exercice d’écriture écrit à deux mains, comme ça par Lui, comme ça par Elle…

La solitude ne gâte rien, surtout pas dans un train, elle protège comme un halo lumineux ; l’habitude d’être seul produit une aura spéciale qui tient les autres à distance. Le secret c’est cette distance, un regard sur moi et l’autre est projeté au loin. Là, à cette distance, je peux l’observer à loisirs, le détailler, le classer dans un coin de ma mémoire. J’ai une galerie de personnages qui meublent ainsi ma solitude sans jamais la déranger. Un luxe, lorsque je vois l’entêtement des gens à se rencontrer, aujourd’hui.

Elle est assise là, depuis une heure. Le train la berce de ses « ta-ta-tin » rythmés ; le wagon glisse plus qu’il ne roule sur les rails. Le front sur le carreau, la buée qui trouble la fenêtre… elle est au bord du sommeil.

Je la regarde dormir, profondément engoncée dans sa veste de marin. J’essaye de bien la détailler pour la garder en mémoire, la souvenir au moment où son image sera pour moi un besoin absolu.

Les voyages en train l’ont toujours effrayée ; elle y est trop seule, trop ailleurs, trop vulnérable. Elle est la proie des regards, des contrôleurs, des autres voyageurs et elle voudrait s’enfermer dans une bulle pour y voyager avec elle-même, seulement elle-même. Alors, elle ferme les yeux pour évacuer tout ce qui n’est pas elle. On croira qu’elle dort, comme ça.

Je reprends mon livre, un pli soucieux sur son front lisse a marqué comme une absence du sommeil, un leurre pour m’échapper alors même que je ne chasse pas. Jamais. Je ne fais que regarder le monde sans jamais le rencontrer ; surtout ne pas le toucher, rester en dehors. La pluie bat la vitre et laisse des traces mouillées sur la buée des vitres.

Elle sent qu’il la regarde ; c’est insupportable et doux à la fois. Ce n’est pas un regard inquisiteur, mais une caresse qui l’enveloppe, s’attarde sur des détails dont elle n’a même pas conscience.

Maintenant, elle a ouvert les yeux, enfin je le crois, je n’arrive plus à lire, n’ai de cesse de la saisir tout entière. Un trouble me saisit, mes yeux ne regardent plus rien, ma vue se brouille. Quelque chose d’autre en moi la regarde et je ne sais quoi. Une sensation remonte, de loin. J’ai envie de pleurer. Un souvenir, pas de ceux que l’on invoque, non plutôt le seul que je me refuse toujours revient et il revient avec et par elle.

Elle a juste entrouvert les paupières, juste pour vérifier qu’il la regarde encore. Ces yeux sont des mains, tout à coup, elle les sent qui se posent, sur ses cheveux, ses joues, son oreille. Ne pas bouger, surtout ne pas bouger ! Elle n’a plus peur, brusquement. Elle voudrait quitter sa vie froide comme le carreau qui réfrigère son front pour se nicher dans ce coeur-là qui appelle au secours.

Je ne comprends rien, je sens la sueur salée piquer mes yeux, qui me fait pleurer. Je tremble, mon livre tombe à ses pieds. Je suis statufié, impossible de le ramasser… Je ne suis pas immobile, au contraire tout mon corps s’agite malgré moi face à elle, elle qui me regarde à présent. Mon bras se tend vers le livre, mais au moment où je fais le geste, en pleine inconscience, je vois mon bras se tendre en réalité vers son visage, non pas malgré moi mais bien contre ma volonté propre.

Le bruit de son livre qu’il ne lisait plus retentit dans son demi-sommeil et elle sursaute, ouvre les yeux. Elle l’envisage, à présent, sans fard, elle le regarde avec une hardiesse qui l’étonne elle-même.

Ma main s’arrête à un centimètre de son visage, étonnée d’être là, elle continue finalement et, maladroitement, se pose sur la joue. J’arrête tout. Je reste dans le regard. Mais rien à faire, ma main presse sa joue, désobéit, elle vit en dehors de moi et guide ma pensée vers ce corps qui à présent se découpe nettement sur la banquette.

Sa main est sur sa joue, pas entreprenante, mais presque involontaire. Cette fois, elle le regarde, s’accroche à son regard qui s’excuse de sa main. Il a l’air perdu. Emouvant. Elle sent qu’elle va craquer. Et qu’elle ne fera rien pour y résister.

Je ne contrôle plus rien, elle en face ne dit rien, pas de mots pour le protéger. Mon autre main s’avance, saisit son visage ; les deux mains semblent tenir une vasque, lentement elle rapproche son visage du mien. Mais ce ne sont pas mes mains mais bien ma tête qui bascule vers elle, vers sa bouche. Sa bouche, c’est la seule idée qui me reste, sa bouche, l’ouverture vers un monde clos.

Si elle ferme les yeux, elle est perdue.

Alors je l’ai vue fermer les yeux.

(Dédiée à Thibaud, mon « autre main »)

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