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Livres d’heures amouheureuses

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Matines (de minuit à 3h)

Elle dort encore, dans la pénombre tiède de son lit. Elle se fait belle, habillée d’un sommeil sans nuages et sans rêves. La brise nocturne apaise les crissements des grillons cachés dans la pelouse à peine éclairée par la lune et glisse sur les courbes pâles de son corps alangui encore enveloppé de la chaleur moite de l’orage. Il va pleuvoir.

Elle se retourne dans son sommeil, soupire, comme un soupir de contentement, un bien-être indicible. Elle commence à rêver… ou plutôt le rêve commence à s’insinuer en elle comme la fraîcheur de l’aube commence à poindre.

Laudes (de 3h à 6h)

Elle se réveille presque naturellement, sans artifice. C’est l’heure de partir ? Non, pas encore. Patienter encore. Allongée sur le dos, elle se recouvre d’un drap oublié comme pour se soustraire aux yeux de la nuit indiscrète. Elle rêve les yeux ouverts, entend déjà la mer, le vent… Tout est dans sa tête. Sur son chevet, l’horloge égrène méthodiquement le temps avec la tranquillité immuable des machines qui n’ont que ça à faire : compter le temps qui passe. La brise s’est raffermie, les rideaux s’envolent. Elle se lève pour fermer la fenêtre et descend prendre un café.

La maison silencieuse accompagne chacun de ses gestes. Son sac léger l’attend déjà en bas, dans la cuisine – elle a besoin de peu, pour deux jours. Elle a déjà l’essentiel. Le café chaud lui fait du bien. Le miroir lui renvoie l’image encore endormie de son visage que l’air frais avivera, tout à l’heure. Elle sourit à son reflet ; quoiqu’il arrive, elle lui sera belle.

Cette fois, c’est l’heure. Elle démarre sa voiture et s’en va vers l’horizon d’où émerge le jour, tout au bout de l’est. Il l’attend comme convenu sur le bord de la route, cette route qui est presque devenue la leur. Il s’installe, sourit, l’embrasse. La serre dans ses bras, juste pour s’assurer qu’il ne rêve pas.

Prime (de 6h à 9h)

La route est longue jusqu’aux confins des rêves… Ils s’arrêtent boire un café, ensemble cette fois, savourant la présence de l’autre qui les réchauffe autant que le breuvage noir brûlant. Le monde leur appartient. Le jour commence franchement à se lever, retardataire sur les amouheureux en escapade, et habille le ciel d’indigo, de rose feu et d’orangé. A l’ouest, la nuit se réfugie derrière l’horizon en bougonnant.

Le soleil apparaît de derrière un nuage lorsqu’ils embarquent sur le bateau. Lorsque le matelot jette l’amarre, elle se mord la lèvre : voilà, ils ont quitté la terre pour de bon, cette fois.

Tierce (de 9h à 12h)

Sur le quai du port, ils restent immobiles un long moment, comme pour s’imprégner tout à fait de l’île. Prendre un chemin… au hasard qui n’existe pas : ils se retrouvent sur la route de la chambre d’hôte. Ils posent les bagages, dernier fil de leur autre vie, avant de retourner sur les chemins entremêlés. Ils suivent les sentiers, avancent, tournent en rond, s’arrêtent là où l’endroit parlent à leurs sens : un rocher, un arbre, une crique, une chapelle, un phare…

Leurs mains ne se quittent plus, leurs sourires chantent le bonheur, leurs yeux illuminent le soleil. La mer les regarde, enfantins, essentiels, et célèbre leur évidence.

Sexte (de 12h à 15h)

Ils déjeunent à la terrasse d’un restaurant charmant, fleuri. Il s’offre aux caresses de ses mains comme au soleil, les yeux fermés, abandonné à son hommage. Elle sourit en le regardant, elle pourrait écrire des mots sur ses traits. Ils ont faim, ou peut-être est-ce un alibi pour avoir le droit de rester lézarder impunément à cet endroit. De loin, la mer berce le repas.

Leurs peaux appellent la somnolence des siestes partagées : ils s’enfuient vers un coin d’île perdu au-delà des dernières maisons. Une plage accueille leur demi-sommeil, demi-rêve, demi-promenade… Ne rien faire, juste être dans les bras de l’autre, près du cœur, se sentir, se ressentir, s’écouter, s’entendre, se toucher. Jouir d’une présence et aimer le bonheur d’être heureux.

None (de 15h à 18h)

Leur pérégrination impromptue rencontre tout ce que la Création a mis sur terre : des fleurs, des pierres, des vagues, des odeurs, des maisons, des gens, des baisers, des paroles, des oiseaux, des regards, des envies, des caresses. Ils découvrent tout avec des yeux différents, neufs, renouvelés, s’émerveillant de voir à deux ce qu’ils n’auraient pas vu seuls.

Vêpres (de 18h à 21h)

D’habitude, c’est l’heure des cornes de brume. Celle du bateau n’est pas pour eux, cette fois. Sur le port, ils regardent la dernière liaison vers le continent s’en aller, les laissant pour une fois vivre encore un peu ensemble. Ce soir, ce n’est pas l’heure. Le temps les oublie, l’espace d’un moment. Ils sourient, trinquent à des futilités, rient de leur liberté accordée.

Ils ont une éternité de quelques heures devant eux et le monde leur appartient encore.

Complies (de 21h à minuit)

Le soleil se couche lentement, accompagnant les bruits qui s’apaisent. La chaleur enrobe encore leurs gestes, le jour s’éternise lui aussi, comme s’il voulait les accompagner jusqu’à la fin des heures. Le crépuscule habille toutes les silhouettes de noir sur fond de ciel violacé. La mer se bleute, de plus en plus foncée. La fraîcheur s’immisce mais ils n’ont pas envie de rentrer – pas encore.

Les grillons commencent à crisser, la nuit avance, les enveloppe de ses bras complices. Sur la plage, les vagues clapotantes ne leur font pas peur. Quand la lune se lève, la mer veille sur le sommeil réparateur des corps épuisés de caresses.

Au plus noir de la nuit, ils se réchaufferont dans la moiteur de la chambre aux volets bleus.

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