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[Extrait] Le Vent des Lumières – Chapitre 28

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Chapitre 28

Depuis le matin, Éléonore attendait impatiemment le retour de Beaumarchais qui défendait son Figaro devant un « tribunal de décence et de goût » composé d’hommes politiques et d’écrivains. Après la censure — la sixième ! — menée par l’auteur dramatique Bret qui s’était déclaré entièrement favorable, Beaumarchais avait demandé à lire son texte si controversé devant cette assemblée de gens de goût, présidée par le baron de Breteuil, afin de procéder aux corrections nécessaires.

Éléonore reconnaissait là l’habileté stratégique qui avait permis à l’auteur les plus beaux coups de l’histoire en tant qu’agent secret du roi : rusé et intuitif, Beaumarchais savait mieux que quiconque manipuler son monde pour arriver à ses fins.

Cette fois encore, il rallia à sa pièce les plus circonspects en répondant à chaque remarque avec un à-propos imparable. Comble de l’insolence, il profita de cette belle humeur envers lui pour faire enlever toutes les corrections des censeurs précédents. Ah ! Le Roi avait raison de craindre son Figaro !

Vaincu par son entourage qui ne cessait de ressasser que la pièce tomberait d’elle-même et qu’il en serait ainsi définitivement débarrassé, Louis XVI revint de son entêtement et céda. La première de La Folle Journée aurait lieu dans un mois seulement, le 27 avril 1784.

Car, encore plus malin qu’il n’en avait l’air, Pierre-Augustin de Beaumarchais avait maintenu, pour ne pas perdre de temps, les répétitions de ses comédiens depuis la première privée de Gennevilliers l’an passé.

Une superbe frégate aux fines lignes de carène fendait l’Atlantique sous un ciel bourru. Toutes les voiles de ses trois mâts déployées, l’Audacieuse faisait route à vive allure vers l’Amérique sous les ordres d’Olivier de La Ferrière, missionné par le roi pour nettoyer les Caraïbes des flibustiers. En temps de paix, on occupait ainsi les officiers de la Royale, faute de pouvoir les faire guerroyer.

Le jeune homme était d’une humeur massacrante depuis le départ de Bordeaux. Lunatique, il arraisonnait tout ce qui flottait sans autre forme de procès, puis restait ensuite des heures entières accoudé à la rambarde de la dunette, les yeux perdus sur l’horizon rectiligne.

Choses, événements et gens semblaient se liguer pour empirer son énervement. Éléonore, bien sûr, en premier lieu. Il songeait interminablement aux raisons qui avaient pu la pousser à agir ainsi, sans trouver de réponse. Il s’en voulait aussi d’avoir fui devant la réalité, devant la confrontation. Lui qui traînait sur son sillage une solide réputation de marin chevronné, audacieux juste ce qu’il fallait, savant, instruit et qui n’avait peur de rien, il avait reculé devant une femme, vexé de n’avoir rien vu, fâché d’avoir été joué ainsi tout ce temps.

Les premières semaines du procès de M. de Bougainville avaient achevé de le mettre hors de lui. Après le désastre des Saintes, l’amiral de Grasse, au lieu d’assumer comme il se devait la responsabilité de la défaite, avait chargé ses subordonnés, capitaines des navires-matelots du Ville-de-Paris : Bougainville, d’Argelos et Mithon de Genouilly.

On aurait au moins pu éviter l’étalage public de ces histoires d’insubordination, marmonnait Olivier en tapant le plancher du pont d’un pied rageur. Il eut fallu que de Grasse ne fisse pas l’erreur de rendre son rapport à des Anglais et même à Washington !

En fait, le jeune officier ne décolérait pas envers l’amiral, jadis auréolé de sa bravoure. Une telle bassesse le révoltait, le décevait surtout. Tous les gens qu’il admirait le décevaient, l’un après l’autre.

Même le roi finissait par le décevoir avec son manque d’envergure.

Navire inconnu à bâbord !

Le cri de la vigie interrompit les noires réflexions du jeune homme qui empoigna sa lunette pour la braquer sur l’horizon, tandis que son second le rejoignait sur la dunette.

Une corvette, annonça Olivier au bout de quelques secondes. Très bon marcheur… Vingt canons tout au plus sur le pont principal. Il avance au sud face au vent.

Charlieu, le second, prit sa lunette également. Le navire, très bas sur l’eau, allait à une belle allure grâce à sa très haute mâture et sa surface de voile impressionnante par rapport à sa taille.

Je ne distingue pas son pavillon, commença Charlieu.

Évidemment, puisqu’il n’en a pas ! râla La Ferrière. Et de plus, il ne nous a pas salué ! Faîtes envoyer une semonce pour le faire hisser pavillon !

Charlieu leva un sourcil étonné avant de transmettre l’ordre au quartier-maître. Le cérémonial de salut, très strict, obligeait en effet tout navire rencontrant en mer un vaisseau du Roi à abattre son pavillon s’il le portait au grand mât.

Il ne pouvait pas saluer s’il n’avait point de pavillon, hasarda timidement Charlieu.

Alors son enseigne devrait amener la misaine, répliqua sombrement le capitaine sans quitter la corvette des yeux. Et il doit prendre le dessous du vent… Alors, elle vient, cette semonce ?

En temps normal, déjà, le comte n’admettait pas que l’on ignore le pavillon français, mais Charlieu sentait que le jeune marin n’était surtout pas d’humeur à transiger en ce moment.

La frégate trembla quand le canon à blanc demanda au capitaine de la corvette de hisser son pavillon. Quelques minutes passèrent, puis un drapeau espagnol fila le long du mât. La Ferrière parcourut le pont du navire avec sa lunette.

Pas l’ombre d’un uniforme… Cet équipage est aussi espagnol que moi, grogna le jeune homme entre ses dents. Je parie que c’est un interlope. Demandez confirmation du pavillon, monsieur de Charlieu.

Si l’on pouvait en changer dix fois, confirmer d’un coup de canon un faux pavillon était un acte de piraterie puni par pendaison. A la deuxième semonce, le pont de la corvette s’agita et les sabords s’ouvrirent brusquement pour lâcher un coup de canon sur l’avant de la frégate.

S’il veut me faire amener le pavillon, ce chien se met le doigt dans l’œil, ricana Olivier. Maintenez le cap, monsieur, il va nous aborder.

Vous croyez ? fit Charlieu. Il est pourtant plus rapide et plus manœuvrant que nous…

Certes, mais il est trop près pour un combat au canon, répondit le comte sans ciller. Il est armé de fûts longs, neuf livres je pense, plus adaptés au tir à quelques encablures qu’au combat à bout portant… Et de toutes façons, les pirates préfèrent l’abordage, c’est là qu’ils sont le plus efficaces… Faîtes branle-bas de combat, monsieur de Charlieu.

Mais les matelots se préparaient déjà, gagnés par cette fébrilité coutumière à la perspective de la bataille. Dès que le petit bateau fut à portée de pièces, Olivier hurla l’ordre de tirer directement, sans passer par le quartier-maître. Les canons crachèrent leur boulet sans atteindre leur cible. Le pirate n’essayait pas de fuir ; il se rapprochait au contraire de plus en plus. Sur la dunette se profilait une haute silhouette maigre, vêtue d’un costume espagnol de coupe ancienne. L’homme portait autour de la taille un large foulard rouge et son long manteau flottait au vent. Impassible, le capitaine conduisait la manœuvre de son navire avec un grand calme, contrastant avec l’énervement de l’officier de la Royale qui trépignait en face de lui.

Un grappin, puis deux, puis dix accrochèrent la frégate. Les matelots, sabres et coutelas à la main, se ruèrent les uns sur les autres avec des cris de bêtes féroces. Dans leurs yeux, aucune pitié : on y lisait l’arrêt de mort de l’adversaire. C’était comme un défouloir ; toutes les haines, les rancœurs accumulées avant et pendant le voyage se déversaient sans distinction, sans justification même. Bien vite, les deux ponts furent couverts de cadavres et de sang. Les hommes blessés râlaient en tentant de se mettre à l’abri, qui derrière un tas de cordages, qui dans un recoin du pont.

Olivier de La Ferrière, gagné par cette soif de violence collective, se battait avec acharnement, comme si chaque coup porté le vengeait d’Éléonore. Il couchait les ennemis les uns après les autres, tuant, blessant, se défendant sans réfléchir, dans une rage aveugle, sans même sentir les coups qu’il recevait.

Bientôt, acculé à la rambarde, le jeune comte se retrouva face à la masse compacte de ses adversaires. Bien que touché au bras et à la cuisse, il jeta un coup d’œil autour de lui pour chercher une échappatoire et avisa un cordage qui se balançait d’une vergue. Il s’accrocha et s’envola d’un coup de rein vers le pont du bateau pirate où, non loin de lui, le capitaine venait de coucher deux de ses sous-officiers.

Le jeune homme se rua sur lui en poussant un cri terrible, excité par une terrifiante envie de sang. Sa fine épée rencontra brutalement le sabre fruste du pirate. Olivier frappait aveuglément, au mépris de toute prudence. Il sentait le sang couler, chaud, sous sa chemise et ses blessures commençaient à le handicaper. Il toucha son adversaire, mais s’attendait à tout moment à recevoir le coup de grâce.

Tue-moi donc, jura le jeune homme en lui-même. Qu’on en finisse, Bon Dieu !

Si seulement Éléonore n’avait pas joué ainsi avec ses sentiments ! Éléonore… Éléonore… Il ne savait même pas si elle pleurerait sa mort… Dans un sursaut d’orgueil et de rage, le jeune comte reprit le dessus, coinça le capitaine contre la paroi de la dunette et pointa son épée sur sa gorge. Il n’avait qu’un geste à faire pour l’achever.

Les regards des deux hommes s’accrochèrent. Vert tranquille contre bleu tourmenté. Dans les yeux verts du pirate, ni haine, ni crainte. Quelque chose de serein, comme s’il attendait la mort, simplement. Dans le regard fou d’Olivier, la haine bousculait douleur, chagrin, honte. La sueur coulait sur son visage en se mêlant au sang et à la poussière. Haletant, il était visiblement à bout de forces.

Tu vas payer, chien !

La Ferrière avait grondé entre ses dents pour se donner une contenance, mais en vérité, il se sentait très faible. La paix de cet homme au seuil de la mort le déroutait.

Le jeune officier eut brusquement un hoquet et ses yeux s’ouvrirent démesurément. Son épée résonna avec un bruit mat en tombant à terre, tandis qu’il s’effondrait aux pieds du pirate.

Le capitaine s’agenouilla auprès du jeune comte, comme quelqu’un qui mesure un gâchis. Il se releva et admonesta, contre toute attente, le matelot qui venait de lui sauver la vie en poignardant La Ferrière dans le dos.

Imbécile ! marmonna-t-il d’un air furieux. Je ne t’avais rien demandé ! S’il meurt, il ne vaudra plus rien !

Il envoya son second arraisonner la frégate. Le pirate décida de garder les officiers pour les rançonner chèrement auprès de leur état-major. Les autres hommes d’équipage seraient libérés dans le premier port. À moins qu’ils ne veuillent déserter les dures conditions de vie de la Royale pour rejoindre son bord. Il avait déjà débauché ainsi d’excellents marins sur les navires français, anglais ou espagnols.

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