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Oraison pour une île : un extrait de mon prochain roman

Couv Oraison pour une ile
Je change complètement de style et d’univers avec ce nouveau roman, à paraître en ebook dès demain 13 novembre (et très prochainement en papier). Oraison pour une île est un roman qui parle de sentiments (mais pas que d’amour…!) et aussi d’une île : Bréhat, à quelques encablures de la Côte de Granit Rose en Bretagne. Je vous invite à en découvrir les premières pages…

Prologue

Celle qui a déposé la pierre
à ce que disent les vagues
a déposé le poids de son âme dans le poids de la pierre
puis s’est envolée dans les jours de sa vie.

Yvon LE MEN, Presqu’une île

La vieille dame posa son bouquet de fleurs d’hortensias sur le granit rose poli du muret qui entourait le phare du Paon. Elle retint son manteau d’une main, luttant contre le vent marin qui fouettait les parois rocheuses.

L’hiver s’était abattu sur Bréhat et frigorifiait les arbres, la lande et les habitants. Les arbustes nus transformés en squelettes dépassaient de dix centimètres de paille fumée et les sentiers gorgés d’eau devenaient quasiment impraticables. Seule la mer inlassable résistait au vent et aux frimas.

La vieille dame resta un long moment à observer le vent jouer avec les pétales fragiles, jusqu’à ce qu’une rafale plus forte que les autres emporte le bouquet. Elle suivit du regard le trajet chaotique des fleurs parmi les rochers de ce qu’on appelait « le Gouffre », en contrebas. Puis, les vagues voraces les avalèrent d’un seul coup.

La femme s’assit sur le muret en essuyant furtivement sa joue et ferma les yeux douloureusement. Elle avait oublié le goût des larmes.

Devant elle, le phare du Paon, déserté, s’enfonçait dans sa torpeur hivernale, face à la mer sombre, verte, grise, toujours aussi puissante et déchaînée.

Le plus dur, ce sera de continuer. La vieille dame mesurait seulement maintenant à quel point Caroline avait raison.

Chapitre 1

D’une main lasse sur le front, la jeune femme essaya d’arrêter le vertige qui montait en fermant les yeux. Au même instant, le bateau prit la mer dans un halètement poussif. Le vent frais du bord de mer fouettait les passagers. Penchée par-dessus la rambarde, le nez dans l’écume, la jeune femme observait fixement les remous engloutis par la double étrave du Kéhops.

Elle était seule, avec son sac et ses questions sans réponses, au milieu d’une petite foule d’habitués, la foule du premier bateau de la journée vers l’île de Bréhat.

— Tout va bien, mademoiselle ?

Sursaut. Habitué aux touristes mal amarinés, le malaise de la jeune femme n’avait pas échappé au marin du bord.

— Oui, merci.

Sourire, oui. Poliment. Sourire et faire un signe de tête.

Vu la tête du matelot, ça ne devait pas être très convaincant… Tant pis.

Soucieux de ne pas insister, il retourna se coincer près de la passerelle sans cesser de l’observer. Elle a beau dire, mais elle a mauvaise mine… Pourtant, c’est un joli brin de fille, avec ses grands yeux d’or et ses longs cheveux bruns : bien faite de partout, pas très grande et plutôt fine. Mais elle a mauvaise mine avec son air absent, son air émacié, son air de rien. On dirait qu’elle est juste là, comme une image, mais une image qui bouge – juste de temps en temps pour montrer qu’elle est encore vivante.

La voix du capitaine annonça l’arrivée à Port-Clos dix minutes après l’embarquement. Tandis que le bateau approchait du quai avec une lenteur de baleine, la jeune femme releva les yeux.

Couleurs. Contrastes. Du rose fané partout, même et surtout dans le granit caractéristique de cette partie du littoral breton.

— À bientôt. Profitez bien de votre séjour, mademoiselle.

D’habitude, l’homme d’équipage disait juste « au revoir ». Mais là, il n’avait pas pu s’empêcher d’ajouter quelques mots en l’aidant à descendre du navire. Une si jolie fille, ça ne devrait pas avoir l’air si triste.

Sourire, de nouveau. Dire merci, ce serait correct. Descendre du bateau, sur le quai. Un pied après l’autre. Ne pas tomber.

La placidité de son visage absent dénotait au milieu de l’effervescence ambiante.

La jeune fille plissa les yeux en embrassant d’un coup d’œil circulaire la petite crique au fond de laquelle se nichait Port-Clos, à l’extrême sud de Bréhat. Le mouillage s’insérait entre deux hauteurs rocheuses qu’il eût été présomptueux d’appeler falaises mais qui protégeaient néanmoins la crique de la houle.

Une sensation étrange, inédite, qu’elle mit un moment à définir, l’envahit ; il fait chaud ici.

Elle n’avait parcouru que quelques milles en mer et curieusement, le temps s’était radouci.

Le port se réduisait à un quai de granit d’une vague couleur rosâtre recouvert d’algues usé par le piétinement. Après le muret, trois chemins grimpaient dans des directions opposées vers des hauteurs insoupçonnées. Là-haut, un hôtel à belle façade vitrée dominait toute la crique.

Un homme chargeait les bagages sur la remorque d’un tracteur minuscule. Outre les bateaux et les quelques autres engins agricoles de l’île, le « taxîle » était le seul véhicule à moteur de Bréhat. Aucune voiture ne circulait sur les routes, réduites à d’étroites sentes inévitablement gris-rose. Les gens ne se déplaçaient qu’à pied ou à bicyclette – ce qui, sur les trois cents hectares de l’île, ne prêtait guère à conséquence. Cette absence d’autos procurait un charme supplémentaire à Bréhat, comme si on avait laissé la vie moderne derrière soi, là-bas, sur le continent – de l’autre côté, disaient les bréhatins.

Une parenthèse. Une retraite. Hors du monde.

Et même hors du temps.

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