J’entrais dans ce moment où la pensée, épuisée, ne peut s’attacher à rien. Elle vagabonde, glisse d’une image à une autre, et semble s’évanouir. Je tombais dans le sommeil. J’étais à la lisière du rêve.
Tout s’est joué dans ces quelques secondes d’hésitation. Pousser ou tirer le verrou, quelque part entre la peur et le désir.
L’air frémissait du frottement des cordes, il y avait une tension sonore semblable aux minutes qui précèdent l’orage en été, un bourdonnement intense mêlé de cris de frayeur, un grondement venu du fond de la terre ; et tout à coup, comme de grandes mains plaquées sur la bouche, les deux accords de l’ouverture [de Don Giovanni]. Ensuite, trois secondes de silence. J’avais le souffle court. Mon coeur battait à vide. Vendello me regardait. J’ai détourné les yeux ; les siens ne me quittaient pas. Le son des cordes est monté. Les violons haletaient tour à tour doux et violents, laissant présager dès les premières mesures la tragédie finale. Les cuivres et les cordes ont entamé un long dialogue. Ils se fondaient par moments ; puis ils se disputaient l’espace jusque dans mon ventre. Après plusieurs minutes, les violons se sont apaisés. J’étais épuisée. Vendello souriait.
Je n’avais jamais entendu de voix d’homme si profonde et si claire à la fois. C’était un fleuve ; son voyage de la source à la mer ; à peine un filet sous la roche, puis un ruisseau frémissant, une eau de rivière en tumulte, un fleuve lourd enfin dans la plaine, cherchant à se fondre dans la mer. Il s’est tu. J’étais comme liquide.
Les musiciens, c’est comme les jeunes mamans ; ça fait plaisir à voir. ça porte contre soi un peu de chevilles, d’âme et de colle de nerfs.
Tu es le demi-ton. Tu es l’entre-deux, la note suspendue, l’équilibre fragile. Tu es le vacillement qui contient la chute, tu es le fa dièse qui frôle le sol : un presque sol ; tu es la défaillance retenue d’extrême justesse, tu es le bord de l’abîme. Tu es ce qui pourrait être et qui n’est pas , tu es un possible. Tu es cette note en mouvement obligé vers une autre, qui voudrait se confondre avec elle et ne se confond pas. Tu es l’incertitude. Tu es la note sensible.