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16h – Clémence

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Tout ce qui l’intéressait, c’était de LA revoir. Une fois, juste une.

Cela faisait trois jours qu’on lui demandait de se justifier pour quelque chose qu’il avait fait sans réfléchir. Il savait de toutes façons qu’il n’avait aucune excuse. Comment expliquer à des gens biens portants qu’il avait tiré une balle sur son meilleur ami parce qu’il avait eu la mauvaise idée de dire qu’il trouvait sa copine très à son goût ?

Paul savait bien que François ne tenterait jamais rien avec Clémence. Mais voila, Paul était jaloux. Alors oui, il avait tiré. Oui, il l’avait fait de sang-froid. Non il ne regrettait pas. A quoi ça sert de regretter ? Cela ne ferait pas revenir François. Ni Clémence. Horrifiée, elle avait pris ses jambes à son cou en découvrant les faits.

Alors Paul n’avait plus rien à perdre, il avait déjà tout perdu. Il savait que tout était perdu. Tout ce qui l’intéressait dans ce procès, c’était qu’il allait revoir Clémence. C’était marqué sur la feuille : « 16h – Témoignage de Clémence Feildent ».

La pendule de la grande cour d’assises de Tours marquait 15h38. Il faisait une chaleur terrible, suffocante. La salle n’était même pas pleine. Assis dans le boxe des accusés, Paul observait ce qui l’entourait avec un flegme deroutant pour le public présent. Et plus l’heure avançait et plus il paraissait absent. Affable, il répondait aux questions en donnant du « Monsieur le président » sans une once d’ironie.

15h47. Déjà, il n’était plus là. La cour n’était plus qu’un halo vague, un brouhaha de respirations et de chuchotements informes. Paul sentait la sueur commencer à rouler sur sa nuque, dans son dos. Quelque chose bourdonnait à ses oreilles, de plus en plus sourd, de plus en plus prégnant. Paul se trémoussa un peu sur son banc, pour chasser le malaise qui le prenait. Lui qu’on considérait d’ordinaire comme un gros dur, se sentait faible comme un bébé. Il n’écoutait plus les avocats, le procureur, le président. Les yeux rivés sur sa feuille, il ne voyait plus que « 16h – Clémence ».

Le procureur lui posa une question ; Paul répondit au hasard – oui. Peut-être que c’était non. Il n’avait pas écouté. La grande aiguille de l’horloge avait sauté sur le douze. Il était seize heures. Une goutte de sueur tomba de son front sur sa feuille, auréolant « Clémence » d’un cercle liquide étoilé, comme une larme. Dans le boxe des accusés, on ne voyait presque plus Paul, qui s’affaissait, vouté, comme sous le poids d’une terrible charge.

« Faites entrer mademoiselle Clémence Feildent. »

Paul sursauta et leva la tête, transfiguré. Clémence avança jusqu’à la barre, les yeux baissés, magnifiquement belle, émouvante, adorable. Elle prêta serment avec sa voix cristalline. Paul la dévorait des yeux. Plus rien n’existait autour de lui, sauf elle. Si seulement elle pouvait lui accorder un regard !

Paul avait de plus en plus chaud mais un frisson le parcourait en même temps. C’était insupportable et délicieux.

Le témoignage de Clémence touchait à sa fin, Paul ne l’avait pas quittée des yeux. Enfin, elle tourna la tête vers lui et le coeur de Paul flamba. Il sourit, malgré les larmes contenues dans les yeux de Clémence. Elle était belle. Autour d’eux, la salle n’existait plus. Tout était blanc.

« Pourquoi as-tu fait ça, Paul ? demanda la voix de Clémence, sans bouger les lèvres.
– Je ne sais pas, répondit Paul de la même façon. Tout ce que je sais, c’est que je t’aime. »

Aucune parole ne fut entendue ce jour-là par l’assemblée. C’était comme si Paul et Clémence avaient communiqué par télépathie.

« Je t’aime, Clémence, répéta Paul.
– Je t’aime aussi. Adieu. »

Paul sourit encore et hocha la tête. Clémence tourna les talons, salua la cour et quitta la salle. Dans le boxe des accusés, un grand bruit se fit entendre.

Paul venait de s’écrouler, sans connaissance. Son coeur s’arrêta de battre à 16h57. La lourde porte de chêne venait de se refermer derrière Clémence.

Il n’y eu pas de condamnation à l’issue du procès, ce jeudi 14 février, jour de la Saint-Valentin.

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